Des fonctions multiples indispensables
Le carbone des sols : de multiples fonctions au service des sociétés et de l’environnement
La matière organique du sol (MOS) ― et donc le carbone organique qui constitue plus de 50 % de sa masse ― joue un rôle fondamental dans le comportement global des sols et des agroécosystèmes qu’ils supportent : qualités physiques des sols, stimulation de l’activité biologique des sols, stockage et mise à disposition de l’eau et des nutriments pour les plantes, régulation des polluants. Ainsi, la teneur en carbone organique des sols est généralement considérée comme l’indicateur principal de la qualité des sols, à la fois pour leurs fonctions agricoles et environnementales.
Dans les sols des régions sèches, la teneur en carbone organique est naturellement faible ― moins de 1 % de la masse du sol ― alors qu’en zone tempérée elle atteint 1-2 % dans les sols cultivés et 4-5 % dans les sols sous prairie ou sous forêt. Une perte de carbone organique, ou de MOS, se traduit invariablement par une perte de qualité des sols et une altération des fonctions associées, créant alors un cercle vicieux :dégradation des sols, déclin de la productivité agronomique, insécurité alimentaire, malnutrition et famine…Au contraire,augmenter la MOS améliore directement la qualité et la fertilité du sol contribuant ainsi à la résilience et la durabilité de l’agriculture et, de fait, à la sécurité alimentaire des sociétés tout en séquestrant du carbone.
Le cycle global du carbone et les écosystèmes terrestres
L’atmosphère échange en permanence du carbone avec la Biosphère. Les écosystèmes terrestres puisent du CO2 de l’atmosphère, environ 1 à 3 Gt (1 gigatonne (Gt) équivaut à 1 milliard de tonnes) de carbone par an :
- Grâce à la photosynthèse, la végétation puise sous forme de CO2 environ 120 Gt de carbone par an de l’atmosphère.
- Les plantes rendent à l’atmosphère la moitié de ce qu’elles y ont retiré via la respiration (émission de CO2) et l’autre moitié y retourne presque entièrement via la « respiration du sol » (respiration racinaire et respiration résultant de l’activité des microorganismes et de la faune du sol).
Une partie du carbone atmosphérique puisé par les plantes est stockée dans les biomasses et le sol sous la forme de matière organique plus ou moins évoluée et stable (« humus ») : c’est la « séquestration ». Par ce processus, les écosystèmes terrestres constituent un puits freinant l’augmentation de la concentration en CO2 de l’atmosphère. Mais on sait déjà que le réchauffement climatique perturbera le cycle du carbone, en particulier la respiration des microorganismes du sol. Certaines études estiment qu’une augmentation de quelques dixièmes de degrés pourrait annuler le puits biosphérique actuel.
Il existe aussi dans les sols du carbone inorganique (carbonates) dont la distribution et la quantité influencent la fertilité des sols, leur érodabilité et leur capacité à retenir l’eau. Dans les régions sèches, celui-ci représente jusqu’à 68 % du stock global de carbone terrestre. L’impact du mode de gestion des sols, comme la mise en culture ou l’irrigation, sur les stocks de carbone inorganique et leur évolution à court terme, est peu connu.
Lutte contre la désertification, stockage de carbone et atténuation du réchauffement climatique
Dans le cycle du carbone terrestre, le carbone organique du sol représente le plus grand réservoir en interaction avec l’atmosphère. La végétation et l’atmosphère stockent beaucoup moins de carbone que les sols. Les échanges de carbone entre ces derniers et l’atmosphère sont intenses : les sols à la fois émettent du CO2, principal gaz à effet de serre (respiration des racines et des microorganismes) et piègent du carbone organique (via la photosynthèse et la transformation des résidus des plantes en humus). Par conséquent, les actions visant à stocker du carbone dans les sols contribuent à atténuer le changement climatique (en ralentissant l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère), en plus de contribuer à une gestion agronomique durable. En revanche, des modifications d’usage des terres ― comme la déforestation ― et certaines pratiques agricoles inadaptées ― comme le brûlis ― peuvent conduire à une libération nette de carbone des sols dans l’atmosphère.
Les systèmes agricoles et forestiers qui réduisent les concentrations en carbone atmosphérique en le piégeant dans les biomasses et dans la MOS sont des « puits » de carbone ; on parle aussi de « séquestration de carbone ». Ainsi, les techniques de lutte contre la désertification contribuent à la séquestration de carbone dans les sols. Ces techniques peuvent être mécaniques, comme les mesures de lutte contre l’érosion hydrique ou éolienne qui, en améliorant la production végétale, augmentent les apports de carbone organique dans les sols. Ces méthodes peuvent être culturales (gestion de la MOS par des apports organiques : compost, fumure, paille) ou biologiques (jachères, mises en défens, haies vives…). La technique du zaï, par exemple, permet une meilleure gestion des matières organiques et de l’eau ― et donc une augmentation des stocks de carbone ― à l’échelle de la parcelle. D’autres techniques sont actuellement débattues parmi les scientifiques et la société civile :
- La production et l’enfouissement de « biochar » ont été promus comme solution innovante pour stocker du carbone organique rapidement et durablement dans les sols. Sa production se fait par pyrolyse de résidus végétaux ou de lisiers. Son incorporation dans les sols en améliorerait les propriétés agronomiques. Les études sont toutefois partagées quant à ses bénéfices et sa pertinence dans les régions sèches.
- L’apport de bois raméaux fragmentés (BRF) est une alternative de gestion pour augmenter les teneurs en carbone des sols en y enfouissant des rameaux broyés de faible diamètre afin de mimer les écosystèmes arborés. Peu d’études confirment l’augmentation des stocks organiques du sol et sa pertinence dans les zones sèches. L’utilisation de BRF se heurte à des problèmes de disponibilité de la ressource et de main d’œuvre pour la fragmentation des bois.
- Les systèmes agroforestiers, associant arbres et cultures annuelles, permettent d’augmenter les stocks de carbone des sols dans les régions sèches. L’ombrage des arbres réduit aussi la température du sol et l’évapotranspiration des cultures. Cependant, certains essais sur des parcelles densément plantées ont montré une compétition souterraine pour l’eau entre cultures et arbres qui annulerait ces bénéfices.
Actuellement, des outils de simulation informatique permettent aux décideurs et porteurs de projets de développement de prendre en compte la dimension « carbone » dans leurs évaluations. Faciles d’utilisation, ils permettent de réaliser un « bilan carbone » du secteur agricole et forestier. Ces outils peuvent montrer que des activités agricoles et forestières engagées pour assurer la sécurité alimentaire, lutter contre la dégradation des terres et gérer au mieux les bassins versants, permettent également de lutter contre le changement climatique.
Les sols, premier réservoir de stockage de carbone
- Carbone atmosphérique : environ 830 Gt.
- Carbone stocké globalement dans les plantes : moins de 600 Gt.
- Carbone organique stocké dans les sols mondiaux : 2 000 à 2 500 Gt dont 27 à 36 % dans les zones sèches selon les estimations.
- Carbone inorganique stocké dans les sols mondiaux : 950 Gt dont 97 % dans les zones sèches.
Le carbone à la croisée des conventions internationales sur l’environnement
Malgré l’importance des sols dans le stockage du carbone, les décisions de la sphère politique en termes d’atténuation du changement climatique se sont longtemps focalisées sur les seuls secteurs industriels, du transport et de l’énergie. L’impact des activités forestières et agricoles sur la séquestration du carbone était négligé, faisant de l’agriculture et du carbone des sols les « parents pauvres » des négociations internationales. Il aura fallu les crises de 2008 et 2009 sur les prix des denrées alimentaires et les émeutes de la faim en Afrique, pour focaliser les débats internationaux sur la question des sols. Le carbone des sols se trouve dorénavant au cœur des enjeux environnementaux mondiaux, notamment dans le cadre des trois accords multilatéraux sur l’Environnement (AME) :
- Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC)
- Convention sur la diversité biologique (CDB)
- Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULD)
Ces conventions concernent des objectifs différents mais liés entre eux, en particulier pour les écosystèmes terrestres des régions sèches : désertification, changement climatique et perte de biodiversité interagissent. Bien que la CNULD pose les bases d’une relation synergique entre les trois AME, des politiques concrètes concernant les régions sèches et le carbone peinent à se mettre en place. Il manque notamment une meilleure prise en compte des activités agricoles, pastorales et forestières dans le cycle du carbone.
Ceci se reflète dans l’actuel système des « marchés du carbone ». Si ces derniers permettent de donner une valeur économique à la quantité de carbone séquestré, force est de reconnaître que le « volume carbone » des secteurs agricoles et forestiers est faible face à celui d’autres secteurs (énergie, industrie, traitement des résidus et déchets…). En outre, ces marchés, qu’ils soient dans le cadre du Protocole de Kyoto ou volontaires, ne reconnaissent pas pleinement les activités qui favorisent la séquestration de carbone dans les sols agricoles.
Les marchés se sont jusqu’à présent focalisés sur la vérification de la quantité séquestrée, alors qu’il serait beaucoup plus simple ― et vérifiable ― de promouvoir directement des pratiques reconnues comme « séquestrantes ». Un tel marché pourrait constituer un levier opérationnel beaucoup plus efficace pour modifier les pratiques agricoles et mettre en place une protection des sols des régions sèches.